Argumentaire scientifique développé

Argumentaire scientifique développé

 

Document en PDF : CIDHGEC_Nantes24_Argumentaire_developpe_juin_23.pdf

La longue série des colloques dont celui-ci est l’héritier a mis au travail nombre d’objets du monde social et des conditions de leur enseignement et apprentissage depuis quelques décennies. Pourtant la question des spécificités mêmes du travail scientifique consistant à appréhender le monde de l’enseignement de la géographie, de l’histoire et de l’éducation à la citoyenneté est resté en arrière-plan, toujours là, mais sans être thématisé.

Discuter à deux niveaux : didactiques et épistémologie des recherches en didactiques

On peut faire confiance à Henri Moniot pour rappeler certaines évidences – mais rarement rappelées –  de certains enjeux des recherches en didactique (qu’il énonce pour le cas de l’histoire, mais qui semblent susceptibles d’être étendues).

« La didactique d’une discipline n’est pas quelque chose qui viendrait après elle, en plus ou à côté, pour lui donner une sorte de supplément pédagogique utile – ou qui viendrait avant elle, déjà porteuse de règles et de lumières. Elle s’occupe d’en raisonner l’enseignement » (Moniot, 1993, p. 5).

Si « raisonner l’enseignement » de la géographie, de l’histoire et de l’éducation à la citoyenneté est l’affaire avant tout des enseignant‧ežs, le faire dans une perspective scientifique suppose un certain nombre de conditions qui peuvent servir de point de départ à un questionnement sur les fondements épistémologiques du champ des recherches dans les didactiques des disciplines en jeu ici : raisonner collectivement, car le sujet de la recherche est collectif ; raisonner sur pièces, tant la recherche suppose l’objectivation du réel même social ; raisonner par comparaison (Durkheim, 1999).

Ces éléments caractéristiques des recherches en sciences sociales, et donc en didactiques des disciplines, sont sans doute familiers à la plupart des chercheuržeusežs. Le risque n’en est pas moins grand de ne pas considérer, lorsqu’on travaille à produire du savoir scientifique, qu’il s’agit d’une pratique : « l’idée que nous pouvons nous faire même d’une pratique qui nous est habituelle n’en est qu’une expression tout à fait inadéquate » (Mauss, 1968, p. 376). Les communications devront donc se doter d’instruments et de démarches d’investigation propres à cet objet qu’est l’examen des pratiques de recherche. C’est donc à l’aide d’outils et de catégories épistémologiques que les communications de ce colloque vont pouvoir mettre en discussion les pratiques mêmes des recherches du champ.

Pour autant, il ne s’agit pas d’engager des discussions épistémologiques pour elles-mêmes. Les présentations et discussions attendues seront systématiquement ancrées dans le réel des questions, problématiques et enjeux didactiques des recherches considérées.

Il est possible de spécifier ces enjeux pour mieux cadrer les attentes du comité scientifique. On peut caractériser deux axes problématiques.

Quelle échelle et quelles frontières pour penser l’unité du champ ?

En premier lieu, la question des frontières et des différenciations internes à notre champ de recherche, qui fait écho aux trois derniers colloques (Bordeaux, 2017 ; Genève, 2019 ; Toulouse, 2022), peut se comprendre par la pluralité des échelles d’appréhension de la notion de discipline ou de domaine : l’échelle de l’histoire, la géographie et l’éducation à la citoyenneté comme disciplines et domaine enseignés et appris ; l’échelle des disciplines ou champs qui leur servent de références (histoire des historiens, géographie des géographes, droit, philosophie, sociologie, science politique, psychologie, etc.) ; l’échelle de la didactique comme discipline de recherche au sein des sciences sociales. Autrement dit, le colloque invite à comparer les approches mises en œuvre dans la réalité du travail de recherche dans le but de documenter comment les recherches construisent ces échelles d’appréhension du monde de l’enseignement, par des prises de position voire des stratégies et des rapports de forces toujours en mouvement. Il s’agit de travailler à mettre au jour ce qui peut nous unir malgré la diversité des approches. On peut illustrer cet enjeu par l’image du travail d’accès à notre champ pour unže doctorantže qui cherche à identifier ce qui fait qu’elležil se situe dans le champ et non dans un champ connexe ou parallèle. On peut également l’envisager sous le rapport des enjeux de formation des enseignantžes par les didactiques disciplinaires : à quelles conditions peuvent-ellesžils appréhender les différences entre ces savoirs et ceux d’autres champs à propos du métier ?

Les éléments en jeu sous cet angle sont par exemple la détermination de ce qui est en question et de ce qui est hors (de) question dans nos recherches. C’est également la clarification de ce qui spécifie une épistémologie scientifique par rapport à une épistémologie pratique (une « pédagogie » au sens de Durkheim [2003]), ou un point de vue normatif institutionnel sur des questions d’enseignement. C’est enfin tout le champ des comparaisons ou des dialogues entre les épistémologies des disciplines de recherches qui s’intéressent aux mêmes objets du monde réel que nos didactiques. Par-là, les enjeux de trans-inter-pluri disciplinarité peuvent être abordés à travers des collaborations ou des approches intégrées entre disciplines (didactique et psychologie, didactique et histoire/géographie/droit…, didactique et sociologie, didactique et didactique professionnelle, etc.).

D’autres objets plus spécifiques peuvent être considérés dans cette perspective de questionnement de notre unité épistémologique. Ainsi, une catégorisation largement répandue, tant dans le monde de la politique éducative et scientifique que dans le monde de l’éducation, tend à opposer une production disciplinaire (interne aux disciplines, traditionnelle) des savoirs, à une production focalisée sur « des problèmes à résoudre » (Heilbron & Gingras, 2015, p. 6). Cette dualité est souvent discutée dans le champ de nos didactiques qui s’intéressent beaucoup aux objets émergents (par exemple portés par les « éducations à ») sur lesquels les disciplines du monde social ont des choses à dire. Audigier (2001) n’a cessé de poser ce problème dans l’objectif de dépasser la dualité réductrice qui s’impose trop aisément entre une évidente non-disciplinarité du monde (et des élèves) et l’école organisée en disciplines. Il ne s’agit pas de « considérer le monde comme point de départ » pour résoudre la question, et il est indispensable de « ne pas renoncer à introduire [les élèves] aux univers disciplinaires » (Audigier, 2009). Comment, dans les recherches menées, s’articulent les objets du monde social et l’organisation disciplinaire de l’école ? Quels concepts didactiques permettent de rendre compte et raison de ces articulations observées ou expérimentées ? Une telle perspective se situe dans la lignée d’une « didactique pour enseigner » (Collectif Didactique pour enseigner, 2019). Elle engage la réflexion moins du côté des transformations souhaitées – mais sans doute lointaines – de la forme scolaire[1] de l’enseignement de nos disciplines, que du côté des conditions pour faire évoluer cette forme scolaire au sein d’une école organisée disciplinairement.

 

Points de vue théoriques divers et enjeux épistémologiques des recherches didactiques

Si la question de l’unité se pose, elle n’est jamais sans lien avec la diversité des approches possibles.

La schématisation proposée par Audigier (1996) d’un système didactique inscrit dans un monde bien au-delà de la classe et du métier, si elle n’est pas originale – voir par exemple la notion de noosphère proposée par Chevallard (1991) – permet de situer le débat, c’est-à-dire de poser les conditions d’échanges scientifiques pertinents. On peut y voir en effet aussi bien la variété des choix problématiques et thématiques possibles dans le champ par les multiples entrées qu’expose ce schéma, que la centralité du système didactique qui tient épistémologiquement l’ensemble. Sans limiter la réflexion à cette schématisation, elle illustre les enjeux que le colloque vise à mettre au travail. Elle peut par exemple (Doussot & Fink, 2022) permettre de différencier des recherches internes au système didactique dans leur focalisation sur telle ou telle composante, des recherches qui mettent en relation le système et l’extérieur (Bédouret et al., 2022). Sous cet angle, les possibilités abondent, mais elles restent tenues par la centralité du système didactique. Par exemple, on peut envisager des recherches didactiques sur la diversité culturelle des élèves dans l’enseignement de l’histoire (Tutiaux-Guillon, 2021), ce qui permet de reconstruire l’objet « diversité culturelle des élèves » sous un regard qui articule les diverses connaissances et expériences des élèves aux savoirs historiques visés et aux choix d’enseignement de leur professeuržes. On peut aussi envisager une recherche sur ce qui se produit dans une classe dont l’enseignante propose un dispositif pour enseigner les « invasions barbares » (Cariou, 2019) en prenant pour objet quelque chose d’interne au système didactique comme la lecture de documents.

La caractérisation de ce qui permet à la fois de conserver un langage commun, et de garantir la diversité et la richesse des approches est un enjeu majeur de tout champ de recherche. La métaphore de la mosaïque que propose (Becker, 1986) le dit mieux qu’un long discours : chacune des approches produit un élément qui ne s’accorde à l’ensemble qu’avec une certaine distance, mais l’ensemble ne vaut que si un principe en permet l’unité. Différentes schématisations peuvent être proposées et discutées pour élaborer un savoir commun lors de ce colloque. Mais l’essentiel est de bien considérer que toute discipline de recherche produit un point de vue théorique sur les objets du monde réel qu’elle vise à décrire et expliquer. C’est la condition pour éviter toute dérive empiriste ou, au contraire, purement théorique, les deux dérives conduisant aux mêmes faiblesses. Parmi elles, l’ethnocentrisme de professeurže n’est pas le moindre. Il guette toutže chercheuržeuse en éducation scolaire par le tropisme si puissant du regard dužde la professeurže (Bourdieu, 2000). Une construction théorique telle que celle du système didactique vaut précisément par sa capacité à objectiver le regard enseignant comme composante d’un système. Comment dans nos didactiques garantissons-nous cet équilibre entre unité et diversité ?



[1] Sur ce vaste concept, on peut référer à l’usage qu’en fait Cariou (2022).

 

Bibliographie :

Audigier, F. (1996). La didactique comme un oignon. Educations, 7, Art. 7.

Audigier, F. (2001). Le monde n’est pas disciplinaire, les élèves non plus, et les connaissances ? In Interdisciplinarité, polyvalence et formation professionnelle en IUFM (Gilles Baillat et Jean-Pierre Renard, p. 43‑59). CRDP.

Audigier, F. (2009). Ne pas renoncer à introduire aux univers disciplinaires. Les Cahiers pédagogiques, 476, 13‑15.

Audigier, F., Cremieux, C., & Tutiaux-Guillon, N. (1994). La place des savoirs scientifiques dans les didactiques de l’histoire et de la géographie. Revue française de pédagogie, 106(1), Art. 1. https://doi.org/10.3406/rfp.1994.1269

Becker, H. S. (1986). Biographie et mosaïque scientifique. Actes de la recherche en sciences sociales, 62, Art. 62.

Becker, H. S. (2016). La bonne focale. De l’utilité des cas particuliers en sciences sociales. La Découverte.

Bédouret, D., Thémines, J.-F., Glaudel A., Genevois, S., Grondin, P. (2022) L’imaginaire des élèves en géographie à l’école et au collège. Cybergeo. European Journal of Geography. DOI: 10.4000/cybergeo.39252

Berthelot, J.-M. (1990). L’intelligence du social. Le pluralisme explicatif en sociologie. Presses universitaires de France.

Bourdieu, P. (2000). L’inconscient d’école. Actes de la recherche en sciences sociales, 135, 3‑5.

Bourdieu, P., Chamboredon, J.-C., & Passeron, J.-C. (1968). Le métier de sociologue. Mouton.

Cariou, D. (2019). Lire pour trouver des informations ou pour vérifier des hypothèses de lecture ? Lecture d’un ouvrage documentaire en classe d’histoire au cycle 3. Spirale - Revue de recherches en éducation, 2(64), Art. 64.

Cariou, D. (2022). Le document et l’indice. Apprendre l’histoire de l’école au lycée. PUR.

Chevallard, Y. (1991). La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné. La Pensée Sauvage.

Collectif Didactique pour enseigner. (2019). Didactique pour enseigner. PUR.

Doussot, S., & Fink, N. (2022). La didactique de l’histoire dans l’espace francophone : Analyse des développements d’une discipline scientifique. Education & didactique, 16(3), 115‑135.

Durkheim, É. (1999). Les règles de la méthode sociologique (10e éd.). PUF.

Durkheim, É. (2003). Education et sociologie. PUF.

Heilbron, J., & Gingras, Y. (2015). La résilience des disciplines. Actes de la recherche en sciences sociales, 210, Art. 210.

Lautier, N., & Allieu-Mary, N. (2008). La didactique de l’histoire. Revue française de pédagogie, 162, Art. 162.

Mauss, M. (1968). Oeuvres (Vol. 1). Editions de Minuit.

Moniot, H. (1993). Didactique de l’histoire. Nathan.

Rey, B. (2002). Diffusion des savoirs et textualité. Recherche et formation, 40, 43‑57.

Rochex, J.-Y. (2010). Approches cliniques et recherches en éducation. Questions théoriques et considérations sociales. Recherche et formation, 65, Art. 65.

Shulman, L. S. (1986). Those who understand : Knowledge growth in teaching. Educational Researcher, 15(2), Art. 2.

Thémines, J.-F. (s. d.). La didactique de la géographie. Revue française de pédagogie. Recherches en éducation, 197, 99‑136.

Tutiaux-Guillon, N. (2019). Comment les recherches en didactique de l’histoire construisent-elles l’élève ? Revue des sciences de l’éducation, 45(2), 129‑159.

Tutiaux-Guillon, N. (2021). Enseigner l’histoire-géographie pour introduire à la diversité ? Opportunités, difficultés, résistances. In Education et diversité Les fondamentaux de l’action (Lorcerie Françoise, p. 251‑265). PUR.

Vanhulle, S. (2009). Dire les savoirs professionnels : Savoirs de référence et logiques d’action. In Savoirs en (trans)formation. Au coeur des professions de l’enseignement et de la formation (Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly (Ed.), p. 245‑264). De Boeck.

 

Personnes connectées : 2 Vie privée
Chargement...